J’étais de ces gosses à qui on demandait souvent si à la maison ça allait. Des renfermés et introvertis, on m’a même emmené voir un psy à six ans. J’ai en horreur ces gens qui pensent avoir l’ascendant sur moi en raison du nombre exagéré d’amis qu’ils ont sur facebook. C’est n’importe quoi. Comme mon père aimait à s’le répéter avant d’se tirer avec sa secrétaire: la famille avant le reste. Il s’est barré avec l’argent pour ne jamais revenir. Et on s’étonne de mon pessimisme ? Vous pensez quoi ? Que ma mère avait les ressources d’élever cinq gosses à elle seule ? Non, bien sûr que non. La grande dépression est arrivée, comme un cancer. Donc ouais, je préférais traîner des pieds sur le chemin de l’école. Mon frère aîné a fait de son mieux, il a presque élevé la petite dernière mais voilà, l’argent sale ça va deux minutes. Avec le recul, j’me dis que j’ai été con, que j’me suis laissé vivre sur son dos parce que c’était plus simple, que mon devoir c’était d’le mettre en garde sur ses mauvaises fréquentations.

C’était le premier weekend de l’année. J’étais encore ivre de la veille. Mon frère dormait sur le canapé quand un type a fait irruption dans le salon pour ‘lui régler son compte’. Il ne lui a posé aucune question, il a juste entonné un ‘crève sale fils de pute’ avant de tirer deux fois. Mon frère est mort sur le coup d’une balle dans la tête. Les flics se sont désintéressés de l’affaire parce que ‘c’était à prévoir’, ‘que mon frère volait ces types depuis des mois’. Ces connards. On m’a demandé de ne pas m’impliquer, de laisser couler. Comment je suis censé faire ça ? C’est mon putain de sang qui a coulé ce jour-là. J’ai préparé mes propres funérailles parce que ma mère n’était pas en état de s’en occuper. J'ai soulevé ce maudit cercueil avec mon cadet sur des mètres et des mètres.

« Tu vas faire quoi ? Va te faire foutre ! Si t’as pas les couilles d’le faire moi j’le fais. Tu peux toujours t’cacher derrière tes grands airs, t’es une putain de tantouze. Tu me dégoûtes. » J’ai pas répliqué, ou à peine. Je n’arrivais pas à lui en vouloir, je n’arrivais pas à trouver les mots justes. Le deuil, c’est toujours délicat à aborder. Ouais, d’une certaine manière, j’ai baissé les bras avec lui. Aujourd’hui, j’ai limite du mal à croire que sous cette boule de nerfs se cache mon cadet. Il fait n’importe quoi. Il a abandonné le lycée pour traîner avec ces merdeux du quartier. Je n’arrive plus à le comprendre. Il avait l’avenir devant lui, pourquoi s’infliger ça maintenant ? « Qu’est-ce que tu crois ? J’ai pas à me justifier, si t’es pas content t’es libre de t’casser, j’te retiens pas. »


Il est rentré avec du sang sur les mains, il y a fort à parier qu’il a retrouvé ton agresseur pour le saigner. J’peux pas lui demander, j’ai peur de la réponse et puis, il ne rentre que rarement à la maison. J’sais jamais vraiment où il est. J’arrive pas à l’faire marcher droit. Il m’envoie constamment sur les roses et merde, il a que dix-sept ans. Qu’est-ce que tu ferais à ma place ? Je meurs d’envie d’me casser loin de cette merde, d’effacer l’ardoise. J’sais que tu l’portes pas dans ton coeur mais papa continue à m’envoyer des lettres, j’peux peut-être le rejoindre.
Les sirènes. La police. Qu’est-ce qu’ils font là ? Sur le parking du cimetière ? « Monsieur Hayward on a quelques questions à vous poser sur votre emploi du temps veuillez nous suivre au poste. » Je range mon inquiétude parce que j’le sais, c’est pas le moment de craquer.