Samedi, maison familiale, chelsea, 11H27 : Avoir trois sœurs, c’est vivre en permanence dans une mauvaise comédie dramatique. Une histoire de fou, au scénario mal ficelé et aux personnages insupportables. Elle aimerait être ailleurs. A sept stations de métro et un changement de ligne plus précisément, au fond de son lit à terminer sa nuit écourtée. Au lieu de ça, elle se retrouve dans ce haut-lieu de la mesquinerie féminine (son ancienne chambre d’adolescente), à écouter des histoires dont elle est censée se préoccuper. En règle générale,  Les « états généraux », comme ses sœurs et elle appellent ces réunions, sont faites de  médisances, de règlements de compte et de réconciliations larmoyantes.  Il y  a en moyenne plus de drames entres elles que dans toutes les saisons comparées de la pire télé-réalité existante. Seigneur, sont-elles devenues l’équivalant anglais des sœurs Kardashians ?
« Lyla !! » Elle sursaute. La conversation avec elle-même étant cent fois plus intéressante que la crise qu’elles essayent de régler, elle n’a pas écouté un traitre mot de ce qui a été dit. Mais comme à chaque fois, ses sœurs se tournent vers elle, attendant qu’elle tranche toute cette histoire.  
Lyla est la troisième de la fratrie. Elle n’est ni la plus sage, ni la plus futée. Probablement est-elle même la moins brillante du quatuor. La moins adulte également. Lyla, c’est celle qui a quitté Cambridge sur un coup de tête et qui se demande encore comment elle a fait pour obtenir un diplôme en philosophie. Qui travail pour un magazine tellement peu rentable qu’elle-même en oublie le nom.  Qui…« Non mais dis quelque chose toi! »  qui au final, a une vie bien moins dissolue que ses sœurs, et qui joue désormais les arbitres.  Elle est celle dont on écoute les conseils, et qui répond quelque-soit l’heure. « Tu vas sérieusement les laissé me parler comme ça ? » « Toute façon c’est toujours pareil avec vous. Je sais pas ce que je fous là, vous êtes toutes tellement immatures !! » « Qui t’a traitée d’immature, sale morue ? » « Morue, toi-même !! » « Lyla !! » Elle est celle qui sans hésiter, tuerait les trois pimbêches qui lui servent de sœurs pour avoir un peu de tranquillité !

Samedi, cimetière d’East London, 16H03 : Assise face au monticule, elle regarde à gauche puis à droite. Le mec de la tombe d’à côté n’est pas là. Dommage…elle aurait tant de chose à lui raconter. Un petit soupir passe ses lèvres tandis qu’elle se reconcentre sur le marbre gravé. Quatorze ans qu’elle vient lui rendre visite ici, quatorze ans que son père est parti. Elle aimerait lui dire que tout va bien, que ses trois sœurs et elle s’en sortent. Qu’il n’a pas à s’en faire en somme, car c’est le cas. Mais au lieu de cela, elle préfère lui raconter les cinq heures qui viennent de s’écouler, ponctuant chacune de ses phrases de jurons tous plus grossiers. La jeune-femme vient d’assister au pire déjeuner familial qu’il n’ait jamais été donné. Entre crises de larmes, scènes de ménage, elle a même vu la théière de l’arrière-grand-mère voler à travers la pièce. Il a fallu que Richard (son beau-père) hurle à la volé pour qu’ils décident de tous se calmer. C’est officiel,  ils sont l’équivalent anglais de la famille Kardashian. Elle s’excuse au passage, elle avait promis de lui raconter la dernière saison de Mad Men; mais vu ce qu’elle vient de traverser, elle a besoin de lui parler. Qu’importe si face à elle, se trouve une pierre tombale mutique. En vérité, elle ne voit pas vraiment le changement. De son vivant déjà, son père n’écoutait pas ses déboires de jeune-fille.
Il n’avait pas le temps. Sa mère disait « silence les filles, votre père travail », « silence les filles votre père est occupé ». Après sa mort, il y a eu beaucoup d’incompréhension. Il est quasiment impossible de concevoir comment un homme, bien portant, père de famille et à la carrière rudement menée, puisse délibérément se faire sauter la cervelle. La réponse est pourtant simple : Il en avait assez de ne pas avoir le temps.
L’annonce de sa mort a fait grand bruit. Un bonnet de la city qui se suicide, ça fait les choux gras de la presse à sensation. Les filles et elle étaient en première ligne. Ce genre de conneries, ça laisse de profondes séquelles que, de son côté, quatorze psys n’ont pas réussis à régler.

Dimanche, appartement de Delilah Aberdeen, Soho, 03H47 : Elle n’a même pas pris la peine de se déshabiller qu’elle se jette sur son lit. Elle sait qu’elle l’a déjà dit la veille, mais jamais elle n’a été aussi heureuse de le retrouver.  Se sentant glisser dans les bras de Morphé, c’est un petit « ding » bien significatif qui vient la réveiller. Pestant contre le malotru qui vient de la textoter, elle hésite à regarder, puis finit par s’emparer du portable. Message reçu à 03h47 par Le mec de la tombe d’à côté (peut-être devrait-elle penser à le renommer) :« ??? Tout va bien ? ».
Ne comprenant pas la question, elle remonte le fil de la conversation avant d’exploser de rire face au « HELP !!! » qu’elle a elle-même envoyé plus tôt dans la soirée. Ce premier message ne lui était pas explicitement destiné, même si elle aurait bien aimé lui raconter. Ils ne se contactent pourtant que très rarement par téléphone. La grande majorité de leurs échanges ont lieux au cimetière d’East London, quand chacun vient visiter son mort respectif. « Sa tombe » étant voisine à celle de son père, Delilah n’a pas tardé à le surnommer : le mec de la tombe d’à côté. En référence à un bouquin qu’elle a lu et en parti parce qu’elle est  elle-même trop feignante pour lui trouver un autre surnom. Elle connait son nom pourtant. A vrai dire, elle connait tout de lui et inversement. Cinq ans de visite funéraire côte à côte, ça forge les liens. Il semble plus facile de se confier à un inconnu dans un cimetière, qu’à un professionnel agréer pour. Alors tous leurs malheurs, tous leurs petits bobos au cœur, ils les partagent dans le secret de leurs deuils inachevés. Et ce soir encore, elle a envie de lui raconter car elle ne sait pas trop si elle doit en rire ou pleurer. « Je viens d’avoir un rendez-vous galant avec Psy n° 11… » Écrit-elle sans envoyer. Elle relit plusieurs fois la phrase, et elle se demande si la situation est aussi absurde qu’elle n’y parait.
Elle avait « fréquenté » psy n°11 deux ans auparavant. Elle avait pris rendez-vous, avait assisté à une séance et n’y était jamais retournée. Motif ? Elle-même ne s’en souvenait plus. A l’époque et sous ses airs stricts, elle n’avait pas remarqué qu’ils n’avaient même pas dix ans de différence. Et pour cause, jamais elle n’était censée le recroiser. Mais ça, c’était sans compter ses sœurs, leurs rendez-vous arrangés et leur obsession à la caser. « Un ami d’ami » lui avait dit son aînée, « tu vas voir, vous êtes faits l’un pour l’autre » .Tu parles. Elle s’était retrouvée rouge de honte face à cet homme qui lui, ne semblait nullement gêner à l’idée de dîner avec une de ses anciennes patientes. N’y avait-il pas une loi qui interdisait ce genre de chose ? Comme on demande  le sel, il lui avait demandé comment allait son trouble passif-agressif. Elle avait réussir à tenir une heure sans prendre ses jambes à son coup. Elle avait été aussi polie que pouvait l’être une femme qui fixait ses plats afin d’éviter tout contact visuel. Mais lorsqu’à la fin du repas, il lui avait proposé de la revoir le mercredi suivant, elle avait répondu la première chose qui lui était passé par la tête : « J’peux pas, j’ai psy ! ».
A peine avait-elle tourné les talons, qu’elle avait envoyé ce tonitruant « HELP !! » à la moitié de ces contacts, soit toute personne capable de la rejoindre au plus vite dans un bar et lui faire oublier le fiasco qu’avait été cette soirée.
Quatre heures plus tard, quelques gramme d’alcool dans le sang et le numéro du serveur écrit sur son bras, elle ne sait toujours pas si elle doit trouver la situation risible, grotesque ou terriblement malsaine.
« Tout va bien. Je te raconterais au cimetière. Bonne nuit » Fini-t-elle par écrire, avant d’appeler ses sœurs. Les trois répondent à l’unisson d’une même voix endormie.
« Demain ! Etats généraux ! Faut qu’on parle ! » Lance-t-elle avant de raccrocher. Non parce que sérieusement, elle ne peut pas avoir quatorze psys, dîner avec l’un d’eux, la pierre tombale de leur père comme confident, un gars rencontré dans un cimetière pour meilleur pote, et être la plus normale des quatre.